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Grengeval/Bordeline. Le théâtre miroir de la société. « The boat » de Guy Cassiers.

Grengeval/Bordeline, une plongée dans Les Suppliants, un écrit politique, un texte engagé et provocateur d’Elfriede Jelinek sur la crise migratoire que traverse l’Europe. Le metteur en scène Guy Cassiers, l’un des plus grands créateurs européens de théâtre, et la chorégraphe Maud Le Pladec donnent vie aux réfugiés et nous plongent volontairement dans cette grise migratoire actuelle. Ça pique par où ça passe.

Nombreux sont les artistes à se pencher sur la problématique de la situation des réfugiés. Après l’adaptation émotionnelle des Bienveillantes d’après le roman de Jonathan Littell et après avoir créé l’événement au festival d’Avignon, Guy Cassiers était de retour sur les planches du Phénix dans une pièce qui offre aux spectateurs une claque étrange remplie de questions que se pose l’Europe face à l’arrivée de réfugiés.

Jelinek dérange. Une écriture froide, sèche, rêche, sans concessions. Un style bien à elle.

Un personnage. L’écrivaine a cette particularité, parmi tant d’autres, après son Prix Nobel en 2004, d’avoir déserté le marché du livre. Elle poste depuis au jour le jour ses textes sur son blog, ainsi ceux ci sont libres d’accès. Mais on ne se lance pas dans la lecture d’un Jelinek sans prendre gare… «  Perdez tout espoir en un avenir meilleur et vous aurez enfin le présent bien en main», peut-on lire dans Les exclus. Dans Les suppliants, Elfriede Jelinek se réfère aux Suppliantes, la plus ancienne tragédie d’Eschyle. Guy Cassiers met en scène ces écrits pour en faire une pièce de théâtre intrigante. C’est l’histoire de réfugiés sur un bateau dont le moteur tombe en panne à quelques nages des côtes européennes et qui posent les pieds en terre inconnue, sur « la terre aux ruisseaux… ». C’est leur histoire, c’est notre histoire.

La scène est épurée, noire, grise, pas de bateau pas de naufrage et pourtant tout y est.

Les danseurs sont des immigrés. Un peu plus loin, quatre européens assis autour d’une table parlent, constatent, commentent le désastre. Les surtitres nous plongent dans le quotidien des réfugiés. Les danseurs tombent les uns après les autres, les uns sur les autres. L’idée d’un charnier effleure. Ici pas de bateau, pas de voyage, pas de naufrage, rien…et pourtant le spectateur y voit tout. Les réfugiés soulèvent des poutres qui tanguent, ils dansent telle une respiration essoufflée. Les quatre individus, deux femmes et deux hommes, sont filmés par une caméra qui retransmet leurs visages en noir et blanc sur un grand écran en fond de scène. On dirait presque des divinités qui constatent l’état du monde et livrent leurs regards, parfois d’une froideur glaçante « l’eau est plus épaisse que le verre, mais il est impossible de la briser, elle s’ouvre… Ils ne peuvent pas la briser, elle les avale. Je n’y suis pas. Je ne vais pas dans un bateau si je ne flotte pas », d’autres fois cinglants, «  l’offrande d’une jeune fille… il en faut une », le sacrifice et ce verre d’eau avalé si bruyant, si dérangeant… Ils observent de haut, par dessus, l’arrivée massive des réfugiés. Ils racontent « la photo de l’enfant retrouvé mort sur la plage qui a fait le tour du monde, » rendu par la mer, comment ne pas penser à cet enfant Aylan, mort noyé alors qu’il tentait de fuir la guerre civile en Syrie. Mais c’est ainsi. C’est fait. Il y en a et il y en aura d’autres. Froideur. Des écrans forment un mur d’images derrière la scène, ils aveuglent même à un moment et déversent un flot continu de photos et de vidéos d’actualités. La musique est forte, le son fait mal.

@Kurt Van Der Elst

Puis chacun leur tour, les quatre individus rejoignent les migrants. Ils sont sur scène avec eux. Comme s’ils perdaient de leur puissance. Tous sont égaux. Ah non pardon, ça ce n’est pas vrai, tous ne sont pas égaux, la preuve, c’est une vérité qui dérange mais qui est pourtant bien là. L’article 1er de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme flotte…« Nous sommes venus mais nous ne sommes pas du tout accueillis. » Le flot de leurs paroles est beaucoup plus rapide et le spectateur est devant l’impossibilité de saisir la totalité du texte en surtitre et la scène. Trop, trop vite, presque un chaos. Ils ne se comprennent pas, ils ne s’entendent plus, la barrière de la langue est devenue une frontière barbelée, une muraille d’incompréhension. Les murs se construisent, se montent, ils sont à présent enfermés dans une pièce aux parois noires, quelques danseurs se portent pour laisser entrevoir de si minuscules rais de lumière, d’espoir, dans cette église si sombre, où des hommes, femmes, enfants s’étaient réfugiés à Vienne et d’où Jenilek a écrit ce texte engagé. Puis tout se détruit. Ils sombrent tous, sans avoir trouver de solutions. Tout s’éteint.

Ces quelques secondes dans ce noir silencieux laissent le spectateur penser, réfléchir mais aussi se sentir, quand même, un peu mal à l’aise. Ce spectacle propose une prise de conscience en miroir… Qui sont ces individus européens ? Nous ? Bien assis dans les fauteuils rouges du théâtre. Ressent-il qu’il a la responsabilité d’agir autrement ? Il repart chez lui lourd d’interrogations. Non le flot migratoire ne s’arrête pas lorsque l’on éteint son smartphone. Non il ne disparaît pas lorsque l’on appuie sur le bouton off. Guy Cassiers nous aurait il montré notre fin si, au lieu de bâtir des murs plutôt que de construire des ponts, nous restons incapable de trouver une solution aux flux migratoires ?

Céline Druart

Retrouvez sur notre nouveau mensuel en ligne https://mag.va-infos.fr un entretien avec la compagnie Zapoï.

 

 

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